La présidentielle française passe au mixer
MEDIAS. Au placard les gommes et les crayons. Le remix est l’arme de nouveaux caricaturistes politiques. DJ, web-artistes ou activistes, ils découpent et recomposent les discours politiques. Impertinence garantie.
«Si je suis élu président de la République, il y aura davantage de précarité ! Pour chacun d’entre nous ! Je propose un système perdant-perdant. Il ne faut pas avoir peur de la précarité. Qu’est-ce qui donne du sens à la vie ? C’est la trouille ! Je suis devenu une menace. C’est la catastrophe tranquille !» Non, il ne s’agit pas d’un discours de Nicolas Sarkozy. Mais ce pastiche contient bien d’authentiques morceaux de discours du politicien, remontés à l’ordinateur par les soins de la Voix off et Polémix, les deux remixeurs désormais officiels du quotidien Libération.
Aujourd’hui, le remix ne concerne plus seulement la musique. Derrière des ordinateurs ou dans des studios de fortune, le son et l’images sont recyclés à des fins parodiques. La méthode est simple : grâce à un découpage/remontage judicieux des bandes-son, les mots perdent leur sens premier pour devenir tantôt absurdes, tantôt symptomatiques de travers réels ou supposés. Depuis novembre, les «Editomix» sont disponibles sur le site internet de Libération.
Pour le journaliste Florent Latrive, qui a lancé le quotidien sur la Voix off et Polémix, ces montages sonores sont au site ce qu’une caricature est à un journal papier. Selon les estimations de Libé, la fréquentation de la page de la Voix off et Polémix serait d’environ 2500 visites par jour, avec une augmentation de 15 à 20% chaque semaine.
«Nous sommes deux DJ de droite, affirme Jean-Baptiste, alias la Voix off, interrogé par téléphone sur la démarche du duo. La subversion est aussi une marchandise, et nous avons constaté que notre production était en adéquation avec un marché porteur.» Cynisme entrepreneurial ? En l’entendant expliquer la salubrité de la «bouffonnerie» et ses effets bénéfiques, on peut avoir quelques doutes: «Je crois en la politique comme dans les journalistes. C’est le formatage requis par les médias qui transforme trop souvent les politiques en sinistres clowns. Voilà ce que nous mettons en évidence.» Derrière les formules, on sent pourtant transparaître la pudeur d’un militantisme qui refuse de dire son nom. Ce fut d’ailleurs en 2002 que ses activités ont pris de l’ampleur, suite à l’électrochoc du deuxième tour de la présidentielle Le Pen-Chirac. «Comme des millions d’autres, nous avons voté pour la droite par obligation.» A ce moment, Polémix, instituteur à la ville, le rejoint et ils deviennent, un peu par dépit, un peu par dérision, des «DJ de droite».
Bruno Candida, nom répertorié par les moteurs de recherche sur déjà plus de 58000 pages, est une autre figure du remix qui surfe la vague présidentielle sur Internet. Les petits films qui le montrent déclamant en play-back les discours de politiques de tous bords font fureur. Polémix et la Voix off collaborent avec lui, mais il édite aussi ses propres montages. Lui, c’est Stéphane Bellenger, le créateur qui se cache derrière Bruno. «J’ai inventé le personnage de Bruno Candida qui est à la fois chaque candidat et aucun d’entre eux. D’une certaine façon il est parfaitement crédible.» Entre les phrases absurdes prononcées sur la voix authentique des candidats et ses mimiques pleines d’une conviction parodique, Bruno provoque une impression d’inquiétante étrangeté. «Pour les mettre en play-back, j’essaie de faire des remix dangereusement réalistes, contrairement à la Voix off et Polémix qui sont plus dans la dérision. Cela demande pas mal de travail au niveau du montage. Et puis après, il faut se mettre en bouche le discours et le prononcer…» A force de les triturer, Stéphane Bellenger connaît bien la petite musique propre à chaque orateur. «Par exemple, je pense que Ségolène dit des choses sensées. Mais à chaque fois que je l’écoute, je me dis qu’il y a un problème. Au montage ça saute aux oreilles : elle place mal ses points et ses virgules, elle n’arrive pas à faire des crescendo cohérents.»
Systaime, alias Michaël Borras, était peintre, en son temps. Maintenant, il travaille l’image comme une matière brute à laquelle il veut faire cracher sa vérité. Une vérité plutôt effrayante: dans ses vidéos saturées, l’image des candidats dégouline dans l’enfer fluo d’un poste de télévision hystérique. «Au moins autant que de la politique, mon travail est une critique des médias, affirme Systaime. C’est à l’image et au discours que je m’attaque avant tout.» Héros d’un ballet insensé et clignotant, les politiques semblent mus par un discours absurde sorti de nulle part. «Face à la langue de bois, je ressens un grand vide, dit encore Systaime. Je ne fais que mettre ce vide en évidence.» Ses vidéos sont visibles sur son site (http://www.systaime.com/) et les sites d’hébergement vidéo les plus connus.
«Le WU-M-P rend hommage à Old Dirty Cheerak et ne regrette pas son absence de soutien dès dimanche à Masta Killa Sarkobot.» L’information apparaissait dimanche sur le site du WU-M-P. Né d’un croisement entre l’UMP et le groupe de rap new-yorkais Wu-tang-clan, ce collectif fait aussi parler à sa façon les politiques. Le titre ci-dessus a été généré automatiquement, à partir d’une dépêche authentique, par un programme informatique qui modifie certains mots: rappeur à la place de politicien, ninja pour citoyen ou MC pour maire, etc. Outre ce fil de dépêches surréalistes, on trouve sur le site du WU-M-P les tubes des bien nommés Old Dirty Cheerak, Masta Killa Sarkobot, Missy Alliot ou Ghost face Pass’kwa. Dans ces remix, les fragments de discours sont satellisés sur des boucles hip hop pour devenir des invocations hypnotiques. Le maladroit «We must continue working together», répété inlassablement par Missy Alliot, alias Michelle Alliot-Marie en visite d’Etat, sur un instrumental de rap gagne une troublante musicalité. Et grâce à des collages sur photoshop, tous les caïds du mouvement populaire apparaissent en photo en tenue adéquates (doudounes, casquettes, chaînes en or) et dans des poses résolument hip hop.
Que signifie l’irruption de ces détournements d’images et de sons dans la campagne française? Pour Sébastien Salerno, spécialiste de la communication politique à l’Université de Genève, ils s’inscrivent dans une tendance générale plus large qui se développe sur le Net. «La Toile suscite toutes sortes de modes de réappropriation de l’espace médiatique par les individus. Avec de petits moyens, on peut sans difficulté produire et diffuser des contenus audio et vidéo.» Le chercheur se réfère au land art pour avancer le concept, parallèle, de media art: «L’importance du politique dans la vie publique en France en fait une toile de fond sur laquelle se déroule la vie.» Est-ce à dire qu’on ne pourrait pas imaginer de remix politique en Suisse? «Ça n’est pas impossible, mais ici, il n’y a pas la même distance entre politiques et simples citoyens. Et la bouffonnerie, contrepoids au pouvoir, si vertical et catégorique dans la monarchie républicaine, est tout de même une tradition très française.»
Nicolas Goulart.
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